Jean Spinette



Redonner du sens à notre système social

L’étude commandée par l’Observatoire bruxellois de l’emploi doit être saluée à plus d’un titre, à commencer par sa liberté de ton. Les riches et multiples verbatim de l’étude y sont pour beaucoup. En fait, la recherche quasi exclusive de mise en récit des processus sociaux et institutionnels confère à ces propos une force à nulle autre pareille.

L’absence de données quantitatives, loin de handicaper l’ambition scientifique du projet, lui permet plutôt de réussir la difficile tâche d’incarner son sujet, ou plutôt ses sujets. Comme un essai pointilliste, la somme des témoignages individuels peint le portrait du chômeur exclu et lui donne corps. A celui-là, voici ce qu’en tant que président de CPAS, j’ai envie de dire.

Un recours devenu inaccessible ?
Au fil du temps, les CPAS sont devenus comme la voiture-balai de notre système social. La réforme du chômage engagée en 2012 n’aura qu’accéléré un peu plus cette régression, conduisant la plus petite unité de la puissance publique, qui s’est toujours voulue accessible, humaine et solidaire, à une institution désormais perçue comme dégradante, inhospitalière et près de ses sous. Les témoignages récoltés confirment ce changement de paradigme de l’aide sociale publique passant de l’inconditionnalité institutionnalisée à un modèle contractualisé, responsabilisant et conditionné. Mais l’étude nous apprend bien plus : elle révèle avec nuance ce qui fait le « type » du modèle actuel. C’est dans cet entrelacement complexe de perceptions individuelles et de mutations institutionnelles que les CPAS tentent encore d’apporter le mieux possible l’aide qui confèrera la « dignité humaine » au demandeur.

Où sont passés les exclus ?
Pour commencer, et s’il fallait reconnaître un seul mérite aux mesures d’exclusion, c’est celui d’avoir mis en lumière le phénomène du non-recours. Exploré dans le détail dans une précédente contribution (1), cette question renvoie cette question fondamentale : pourquoi de nombreuses personnes, qui auraient légitimement besoin de nos services, ne passent-elles pas nécessairement la porte de nos institutions ? Aussi, après la grosse vague d’inquiétude et de contestation qui a traversé les CPAS et le secteur associatif sur les effets qu’allaient engranger ces mesures d’exclusion – tant du point de vue socioéconomique qu’au regard des capacités des CPAS à accueillir tous les « nouveaux » allocataires – les craintes se sont portées sur le devenir de ces personnes qui ne se sont pas présentées : dans quelles situations vivent-elles depuis ? Quels choix ont-elles été amenées à faire – à défaut d’avoir trouvé un emploi ou d’être soudainement devenues riches – pour assurer leur survie économique ? La solidarité familiale, l’économie parallèle ?

Ces questions étaient d’autant plus pressantes que les CPAS n’ont pas encore aujourd’hui les moyens statistiques d’affronter de tels enjeux. Pour identifier et collecter les parcours, les profils des publics qui nous parviennent, les raisons de leur venue et le suivi à assurer, les CPAS bruxellois ont eu à se mobiliser, passant en revue chaque dossier manuellement. Cette même défaillante statistique a fixé les limites d’une étude dont l’exercice se centre sur une population « ni repérée ni recensée ». (2)

Incompréhensible et injuste
Un autre élément marquant de l’étude réside dans la compréhension qu’a l’usager du processus d’exclusion qu’il subit. Celui-ci est schématiquement apparenté à une pure mécanique administrative, déliée de toute logique humaine et de ce fait, proprement injuste. Elle agit de manière automatique, par expiration du droit, suite à l’absence de réaction à une convocation ou encore de preuve suffisante de recherche de travail. (3) La disproportion et l’absence de justification sont sa marque. S’y adjoint le principe de sanction, temporaire ou définitive, qui finit de conférer à l’ensemble un caractère parfaitement abscons pour l’intéressé qui pense pouvoir compter sur la force publique pour le sortir de sa situation.

Cette incompréhension de la décision administrative, vécue comme une peine infligée personnellement, constitue un trait saillant du processus. Lequel va totalement à contre-courant des logiques de notre droit naturel où la peine se veut comprise, proportionnée et poursuit un objectif de réhabilitation. Ici, la peine est « capitale » en ce qu’elle prive directement l’intéressé de ses premiers besoins et qu’aucune justification ne paraît proportionnellement suffisante. Il s’ensuit que l’exclusion porte une lourde charge symbolique qui s’ajoute aux conséquences socioéconomiques. Le sentiment le plus communément partagé est bien celui d’un abandon général par l’autorité publique et d’une profonde violence.

Un sentiment de relégation
Cet abandon est d’ailleurs signifié matériellement par la perte de statut qui marque la fin d’un « parcours statutaire » selon l’expression des chercheurs. Car finalement, qu’est devenu ce « travailleur sans emploi » dès lors qu’il n’a plus « que » le CPAS où se tourner ? Sera-t-il encore représenté par les organisations syndicales ou assiste-t-il aussi à la fin du système paritaire ? Et ce changement d’état administratif, est-ce à dire qu’il se voit désormais appliqué une moindre qualification ? Qu’un chercheur d’emploi vaut mieux qu’un demandeur d’aide ? Quelle estime finalement, notre société porte-t-elle à la solidarité collective pour que de telles idées soient colportées mais surtout nourries dans l’esprit des nouveaux exclus ? Ce sentiment de déclassement, de relégation, en dit long également sur les rapports interinstitutionnels et le rôle que l’on fait jouer aux CPAS…

CPAS : freins et opportunités
La tension et l’incompréhension générale qui éclosent d’un tel contexte ne sont pas pour faciliter ensuite l’accompagnement que propose, précisément, le CPAS. Naturellement associé à la mécanique de l’exclusion, ses procédures de contrôle d’éligibilité du demandeur d’aide continuent de creuser la défiance. Pensons notamment au caractère relativement intrusif de l’enquête sociale, aux « pièges » à la solidarité familiale qu’induisent les catégories du revenu d’intégration, ou encore à la logique d’activation qui prévaut aux pratiques d’intégration socioprofessionnelle pour vérifier la disposition au travail.

A une différence près toutefois : les CPAS peuvent invoquer des « raisons de santé et d’équité » pour octroyer l’aide demandée dans un cadre plus adapté ; ce dont ne peuvent en effet pas se targuer les opérateurs de l’emploi qui vérifient la seule « disponibilité au travail ». Cet ajustement de l’action du CPAS à l’égard de son usager constitue de manière essentielle ce qui distingue encore les CPAS des autres opérateurs de la protection sociale. Cela permet d’engager un rapport institutionnel avec l’usager qui donne encore de l’espace pour réaliser véritablement la solidarité collective ; soit en ne forçant pas la personne à s’engager dans un combat désespéré vers l’emploi quand elle n’est pas armée pour le faire, soit pour mettre l’usager en capacité de vaincre par lui-même ses difficultés. (4) Dans tous les cas, c’est une approche holistique qui est recherchée, tenant compte du ‘volet emploi’ mais aussi de la situation de santé, du logement, de l’éducation, etc. Ce principe fondamental du métier des CPAS nous donne la prétention de croire que l’approche individualisée menée avec nos usagers permet dans de nombreux cas de reprendre le cours d’une véritable intégration sociale et retisser un lien de confiance avec soi-même, les autres et les institutions.

C’est donc bien notre rapport à l’usager et les effets qu’induisent nos pratiques qu’interroge l’étude, pointant par autant d’exemples les nombreux risques de non-recours aux droits. Il nous faut donc travailler à l’accueil que nous réservons aux personnes qui se présentent, aussi bien qu’à l’information dispensée ou encore à l’image que nous renvoyons et qui, on l’a vu, a d’importantes conséquences sur la manière dont les personnes elles-mêmes s’estiment. Pour cela, les CPAS n’ont strictement aucune critique à formuler à d’autres mais simplement à balayer devant leurs portes. Nous devons poursuivre les efforts pour tenir compte au plus près du vécu des gens, de leur trajectoire et de leurs paroles, nécessaires pour toute auto-évaluation sérieuse.

Repenser les droits
Toutefois, il ne faut pas oublier le jeu dans lequel sont placés les CPAS : sans cesse soumis à plus de contrôle à l’éligibilité, à la conditionnalité de l’aide, à la prévention contre le terrorisme, ou encore à la lutte contre toutes les formes de fraude sociale, tandis que l’exclusion sociale s’étend sous des formes toujours plus variées.

Il est absolument nécessaire de redonner du sens à notre système social. Les cas des exclus du chômage démontrent de manière encore plus criante l’absurdité des catégories de revenus d’intégration. Il est définitivement temps de penser les droits et les revenus de chacun de manière individualisée et globalisée. Les grands principes de responsabilisation et de contractualisation ont aujourd’hui montré toutes leurs limites.

(1) Voir a) Observatoire de la santé et du social de Bruxelles-Capitale. Regards croisés, Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté́ 2016, « La sous-protection sociale : les CPAS au carrefour des enjeux ». Commission communautaire commune. Bruxelles 2017 ; b) « Le non-recours : définition et typologies », P. Warin, Odenore, 2010.
(2) Les expériences de l’exclusion du chômage. Recherche qualitative, p.10, IACCHOS-UCL, avril 2017
(3) Respectivement : limitation des allocations d’insertion à trois ans, sanctions litiges et sanctions de la procédure « Dispo ».
(4) Loi organique des CPAS, article 4, 8 juillet 1976