Jean Spinette



« Les pauvres sont incapables de se prendre en main de manière autonome »

Contribution de Jean Spinette à l’ouvrage « Pauvrophobie, petite encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté »

 

Les discours moralisateurs[1] sont toujours aller bon train sur « les pauvres ». Une manière de mettre à distance une inquiétude inhérente à toute vie urbaine ? Ou plutôt le sédiment d’un projet politique qui ne laisse pas sa place à la solidarité ?
La figure du pauvre, telle qu’on la connaît aujourd’hui, n’est affublée que de qualificatifs disgracieux qui confirment de manière latente le mouvement d’exclusion qui opère au sein des politiques sociales actuelles. Profiteur et magouilleur ou incapable et dépendant : les profils simplistes affluent. Derrière cette représentation très chargée, que peut révéler l’expérience concrète d’un CPAS ?
Les pratiques sociales des CPAS ont connu plusieurs évolutions depuis leurs prémices. Alors que les bureaux de l’assistance publique[2] étaient emprunts de paternalisme, les dernières décennies du travail social ont apporté des réflexions qui engendrent progressivement de nouvelles dynamiques de relation entre le travailleur, le bénéficiaire et l’institution. Là où le modèle antérieur ne laissait pas de place à la parole de l’usager, une autre logique est en œuvre aujourd’hui.
Elle s’appuie sur des articles pourtant déjà existant de la Loi organique de 1976 pour « encourager la participation sociale de l’usager » (article 57, §1) et assurer « en respectant le libre choix de l’intéressé, la guidance psychosociale, morale ou éducative nécessaire à la personne aidée pour lui permettre de vaincre elle-même progressivement ses difficultés » (article 60, §4).
Au-delà d’une intervention individuelle, il s’agit également d’élaborer une approche collective mais aussi communautaire, qui mobilise les forces personnelles pour permettre à chacun de dépasser ses propres difficultés. Ce faisant, on cherche à la fois à placer l’usager au centre des processus, et à la fois à tenir compte de son propre vécu dans la définition de ceux-ci.
Ce regain pour le travail collectif et communautaire a conduit le CPAS de Saint-Gilles à la mise en place de nombreux ateliers aux thèmes variés : surendettement, santé, énergie, surconsommation, etc.
L’échange qui s’y crée met en lumière l’incroyable ingéniosité et l’énergie mises au profit de véritables stratégies dans le parcours de l’usager. A titre d’exemple, la crainte d’être injustement taxé de fraudeur suscite parfois un réaménagement du récit où n’est concédé qu’une partie de la situation réelle, au risque parfois d’aggraver la situation sociale déjà difficile de son conteur.
C’est la raison pour laquelle, il nous faut d’urgence recouvrer un échange sincère entre le service public et le citoyen : l’institution qu’est le CPAS doit baisser sa garde, dans une attitude exemplative vis-à-vis de l’usager pour lui donner les garanties de son écoute, et a minima celles d’une guidance sociale qui pourra lui être bénéfique.
Dans le contexte actuel du désinvestissement toujours plus important du pouvoir fédéral dans les politiques de lutte contre la pauvreté, il faut tendre vers une collaboration réelle –sous le mode du « compagnonnage social » entre les CPAS et leurs usagers. Par ailleurs, ceux-ci n’échappent pas à la défiance générale du citoyen vis-à-vis de ses institutions démocratiques. Or, les pratiques de contrôle mises en place à leur endroit ne peuvent qu’accentuer les facteurs de non-recours au droit, voire rompre définitivement toute possibilité d’alliance.
En réalité, le préjugé d’absence d’autonomie dans le chef des usagers contribue au portrait du pauvre vu comme « sous-homme », incapable de parvenir seul à se réaliser. Il voile en outre l’environnement social, économique, juridique, psychique, etc. qui influent directement sur les possibilités de ce rêve de « se réaliser soi-même ». Il place en définitive, toute la responsabilité de notre système économique et social sur les épaules de l’individu isolé.
La prise en compte de l’usager et de son vécu, affaiblit la « version assistancielle » suivant laquelle le risque de dépendance de l’usager vis-à-vis des mécanismes de protections sociales s’accroit toujours un peu plus. Cette approche ou ce quasi récit idéologique propre au modèle de l’Etat social actif perd alors sa validité.
Car ce sont bien les ressorts de la débrouillardise qui font toute la mécanique de la vie en situation de précarité. Les mères célibataires en offrent des illustrations à l’infini, proposant un portrait alternatif plus proche de la figure du héros résilient que du pauvre dépendant.
[1] Michel FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972.
[2] Son évolution a été savamment décrite par Daniel ZAMORA VARGAS, notamment dans sa thèse : De l’égalité à la pauvreté. Une socio-histoire de l’assistance en Belgique (1895-2015), Editions de l’Université de Bruxelles, 2017.

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